Introduction minute à « Angels in America »

Auteurs : Suzanne Klein et Jean Steffan

Angels in America est une  pièce crée en 1991. Elle se déroule au milieu des années 1980, sous les présidences de Ronald Reagan et George Bush.  A New York, les vies de plusieurs personnes s’entrecroisent, liées par le contexte républicain, l’homosexualité, l’apparition du sida.

Les années 80 s’ouvrent dans un climat libertaire

Les années 80, cela peut paraître proche et loin à la fois.

Les années 80 sont des années de grande liberté, dans le prolongement des années 70 qui avaient transformé la société. Rappelez-vous les émissions de télévision de Michel Polac où tout le monde fumait, et où on s’invectivait dans le brouillard des fumées de cigarette !

La libération sexuelle était à son apogée. David Hamilton faisait son marché de jeunes filles prépubères sur les camps naturistes du Cap d’Agde, pour les photographier nues. Ses livres ne faisaient pas scandale, ils étaient même très appréciés d’un large public.

La pédophilie est aussi portée aux nues. Gabriel Matzneff écrivait à cette époque : « Coucher avec un enfant une épreuve baptismale, une aventure sacrée. Le champ de la conscience s’élargit, les remparts flamboyants du monde  reculent«

Gabriel Matzneff apparaissait dans l’émission de Bernard Pivot avec les louanges de la communauté littéraire.

Aux Etats Unis, au début des années 80, la libération sexuelle est aussi à l’ordre du jour. Dans « Le monde selon Garp » un roman qui eut beaucoup de succès, John Irving exprime une grande colère contre l’intolérance et la discrimination sexuelle dont témoignent certains face à toute pratique qui n’entre pas dans leur cadre de référence familier.

C’est en 1977, qu’est organisée la première Gay pride parisienne pour se battre contre la pénalisation de l’homosexualité. Il faut rappeler qu’à cette époque, l’homosexualité était punie par la loi et ce n’est qu’en 1982 qu’elle est dépénalisée en France. Elle est aussi dépénalisée aux USA, bien qu’au milieu des années 1980, l’homosexualité reste encore passible d’une peine dans la moitié des États des USA.

Avant 1980, l’homosexualité était considérée comme un trouble mental. La libération des mœurs amène les psychiatres à remettre en cause cette conception. En 1980 ils retirent l’homosexualité du DSM, l’ouvrage de référence des psychiatres américains sur les troubles psychiques.

Mais le SIDA met fin à l’euphorie

Ainsi, un vent d’insouciance souffle sur plusieurs générations qui se sentent entièrement libres de profiter de leurs corps et des plaisirs de la chair. Mais l’ivresse prend fin, ou du moins entame son déclin, un jour de juin 1981 qui marque le début de l’épidémie de sida.

Des médecins de San Francisco et de New York font le constat que nombre de patients homosexuels souffrent d’asthénie ou de perte de poids. Au fil des mois, les malades se multiplient. En première ligne : les homosexuels ayant de nombreux rapports sexuels. La maladie est d’abord appelée « gay cancer », « gay pneumonia » car les cas connus ne concernent alors que des hommes

Des dizaines de milliers de jeunes hommes meurent en l’espace de quelques mois. Si l’on vous disait que vous étiez séropositif, pour beaucoup, cela signifiait que dans un an, vous étiez mort. Parmi les personnes ayant attrapé le virus dans les années 80, seule une sur dix a survécu.

Il n’y avait pas de traitement, l’utilisation de préservatifs était la seule méthode de prévention possible. Ce n’est qu’en 1987 qu’arrive l’AZT, mais ce traitement reste très lourd avec beaucoup d’effets secondaires.

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Comment réagit la communauté homosexuelle ?

Un musicien d’un groupe de rock, alors âgé de 25 an, interrogé par le journal Libération dit à propos de cette période:

On n’abordait jamais la question du sida. Personne n’en parlait. On apprenait qu’untel était hospitalisé, qu’il ne venait plus. On ne disait rien. Il y avait un climat pesant sur la contamination, on n’en discutait jamais. Car tout était synonyme de mort.

Comme beaucoup de jeunes n’osaient confier à personne le secret de leur vie sexuelle, cela rendait la maladie et l’agonie encore lus douloureuses et solitaires…

Le cas de Freddie Mercury,  leader du groupe de rock Queen, mort en 1991, est un exemple parmi beaucoup d’autres de la dissimulation de cette maladie perçue comme honteuse. Sa séropositivité a été découverte en 1987, mais il annoncera juste avant son décès qu’il était porteur du Sida.

Qu’en disent le public  et les politiques?

Les premiers articles des grands médias titraient sur un “cancer gay”, apposant “un côté sulfureux, scandaleux sur la maladie”. Bien que l’on sache que la maladie était sexuellement transmissible et ne touchait pas que les homosexuels, mais aussi les toxicomanes et les femmes, il restait dans l’esprit du public que le sida était un fléau qui ne concernait que les homosexuels.

Il existait une véritable stigmatisation des personnes contractant le sida, étiquetées comme gays. En 1987, Jean-Marie Le Pen avait assimilé les « sidaïques » à « une espèce de lépreux ».

Cette stigmatisation des malades atteints du sida par une majorité de la population amenait les politiques à rester en retrait vis-à-vis de cette épidémie, et à ne pas agir pour aider les malades souvent en situation précaire. Aux USA, l’assurance maladie n’est pas assurée par la sécurité sociale mais par les citoyens eux-mêmes,  le coût des soins causés par cette maladie invalidante dépassait souvent de beaucoup les moyens dont disposaient les malades.

John Irving condamne fermement l’attitude de Reagan, alors président des Etats Unis. Il écrit : « Il y a eu son silence, sa passivité, son abandon des malades à leur sort. Il y a eu plus de New-Yorkais morts du sida que d’Américains tués au Viet-Nam !

Devant l’absence d’aide des pouvoirs publics, des associations d’homosexuels basées sur le bénévolat se sont créées pour prendre en charge les frais des malades et pour les accompagner jusqu’à la mort. 

Sida: 14 affiches insolites qui ont marqué 30 ans de lutte

C’est dans ce climat que nous allons retrouver les personnages de « Angels in America ».

Tony Kushner

Tony Kushner est un dramaturge américain, new-yorkais, qui a 56 ans aujourd’hui. Il renoue avec la grande tradition dramaturgique américaine : Tennessee Williams, Eugene O’Neill, Arthur Miller. Mais il est également nourri par le théâtre classique européen qu’il connaît parfaitement, pour avoir traduit et adapté aussi bien Goethe, Brecht, Corneille. C’est un auteur atypique, extrêmement prolixe et éclectique. Outre de très nombreuses pièces de théâtre, il est l’auteur de plusieurs essais, de 4 livrets d’opéra, il a écrit des scénarios de plusieurs des films de Steven Spielberg, ainsi que le scénario de la mini-série Angels in America, de Mike Nichols, d’après sa propre pièce.

La pièce

« Angels in America » s’ouvre sur le prêche d’un rabbin, lors de l’enterrement de la grand’mère de Louis. Le rabbin s’enflamme dans l’évocation des familles d’immigrés qui ont fait ce long et périlleux voyage, depuis les villages de la Lituanie et de la Russie, pour arriver aux Etats-Unis, pour faire grandir leurs familles « dans ce pays étrange, dans ce grand creuset, dans ce melting pot où rien ne se mélange. L’Amérique n’existe pas« . Et il conclut : « Cette traversée qu’elle a faite, vous ne pourrez jamais la refaire, parce que les grands voyages comme ça, dans ce monde, ça n’existe plus. Mais chaque jour de votre vie, tous ces kilomètres qui naviguent entre là-bas et ici, vous les traversez. Parce que ce voyage, il est en vous« .

Le premier volet de la pièce a été écrit en 1989, il s’intitule Millenium approaches (Le millénaire approche) et devant son immense retentissement et succès national, Tony Kushner écrit une suite qu’il intitule Perestroïka. Au début, Tony Kushner pensait que cette pièce allait durer 2 heures, mais au fur et à mesure de l’écriture, elle s’est allongée, elle a visiblement eu besoin de bien plus d’espace et de temps, puisqu’ensemble, les deux parties, qui forment un tout, durent 7 heures…

Le titre original complet de la pièce est Angels in America, a gay fantasia on national themes (Des anges en Amérique, une fantaisie gay sur des thèmes nationaux). En effet, le théâtre de Kushner est un théâtre toujours politique qui aborde des sujets ancrés dans son temps, tout en déployant une dimension d’universalité. Les références à l’histoire américaine et à ses valeurs fondatrices sont omniprésentes. Bien au-delà de l’Amérique au temps du sida, Angels in America révèle l’état politique et moral des Etats-Unis des années 80 (l’histoire se déroule en 85). A sa sortie, la pièce fait scandale parce qu’elle parle sans aucun tabou de sexualité, de politique, de sida, de religion, mais aussi d’amour, de vies intérieures, d’anges et de fantômes, mais aussi de pouvoir, d’immigration, de catastrophe écologique et de menace nucléaire, pour ne citer que les plus importants. C’est dire la densité et la puissance du texte. C’est dire aussi son aspect prémonitoire, 15 ans avant les attentats du 11 septembre, 30 ans avant l’arrivée de Donald Trump à la présidence.

Argument et personnages

Parmi les 8 acteurs de la pièce et la vingtaine de rôles qu’ils incarnent, on suit principalement les vies entremêlées de 5 hommes, tous homosexuels, dans une mosaïque d’intrigues. Quatre d’entre eux sont de jeunes trentenaires très différents, très attachants : Prior, Louis, Joe, Belize. Le cinquième, Roy Cohn, plus âgé, a un statut particulier. Dans la pièce, c’est un avocat new-yorkais renommé qui incarne l’Amérique de Reagan, mais aussi l’Amérique de Trump, une Amérique effroyablement paradoxale. En effet, Roy Cohn est à la fois homosexuel et homophobe, juif et antisémite. Il est profondément sexiste, raciste et corrompu jusqu’à la moelle. Il est la figure absolue du mal, il se nourrit de haine, il est en permanence dans la transgression. Or, même s’il est ici un personnage de fiction, Roy Cohn a vraiment existé. Roy Cohn était l’ami du père de Donald Trump et il a été son premier mentor. Jeune avocat, il a été le bras droit du sénateur Mc Carthy dans son hystérique croisade anti-communiste (chasse aux sorcières). Enfin, il a été l’adjoint du procureur qui a envoyé à la chaise électrique le couple Rosenberg, juifs communistes accusés d’espionnage au profit de l’URSS, en juin 1953.

Son universalité

Au fond, l’enjeu de Angels in America, c’est comment lier entre elles des tragédies individuelles, des vies ordinaires marquées par l’homosexualité et le sida, pour en faire une épopée non seulement nationale, mais universelle ? Pour répondre à cet enjeu, Kushner multiplie les symboles, les allégories, les références religieuses, bibliques, culturelles, historiques, mythologiques. Il met en dialogue un très large éventail d’opinions et de personnages qui font figure d’archétypes. Chacun des personnages de la pièce incarne une Amérique à sa façon. Chacun incarne une identité, plutôt du côté des minorités : juifs, noirs, gays, mormons. Et chacun avec son identité fabrique un pays, fabrique une nation. C’est une collection de singularité qui fabrique de l’universel.

Conclusion

Alors que le sida et la mort planent d’une manière omniprésente sur la pièce, elle est pourtant une pièce pour la vie, une ode à la vie. Comme dans la vraie vie, les couples se font et se défont, l’humour est présent en même temps que les drames. Au final, la pièce se termine dans la lumière et l’espoir. Prior, qui est l’élu à la maladie, mais aussi l’élu à la prophétie, termine la pièce sur ces paroles : « Nous n’allons pas disparaître. Nous ne mourrons plus dans un secret honteux. Le monde va sans cesse de l’avant. Nous serons des citoyens à part entière. Le temps est venu. Et maintenant, au revoir. Tous, vous êtes formidables, tous et un par un. Je vous bénis. Et longue vie. Le Grand Œuvre peut commencer« .

Pour aller plus loin :

  • Angels in America, mini-série DVD de Mike Nichols, avec Al Pacino, Meryl Streep, Emma Thompson, 2003.
  • John Irving, A moi seul bien des personnages, roman, 2012.
  • Tim Murphy, L’immeuble Christodora, roman, 2016.
  • 120 battements par minute, film de Robin Campillo, 2017.
  • France Culture – Entretien avec Arnaud Desplechin, 28′ – Entretien avec Pierre Laville, traducteur de la pièce : « Prior Walter ou des anges en Amérique », 28′
  • Dossier pédagogique Canopé n° 327, Pièce démontée, janvier 2020

Roy Cohn (1927-1986)

Célèbre avocat new-yorkais. Anticommunisme et ambition conduisent ce démocrate à devenir l’éminence grise et l’exécuteur des basses œuvres du sénateur républicain, MacCarthy, écartant Bobby Kennedy de ce poste qu’il briguait.

Amateur d’autodafés, ce fils issu d’une famille juive s’acharnera contre les Rosenberg, jouant dans leur procès un rôle aussi trouble que souterrain.

Ses liens avec le jeune héritier, David Shine, seront indirectement la cause de la chute de MacCarthy. Désireux de soustraire son ami à ses obligations militaires, il prétendra l’armée infiltrée par les communistes et poussera MacCarthy à constituer une commission d’enquête, ce qui se révèlera un faux pas fatal.

Après la chute de MacCarthy, Cohn est impliqué dans des affaires douteuses. C’est un avocat aussi talentueux que sans scrupule. On lui intente plusieurs procès (pour pression sur les jurés, chantage, corruption etc.), dont un à la suite d’une enquête lancée contre lui par Bobby Kennedy, devenu ministre de la Justice. Cohn s’en sort chaque fois. Jouant un rôle politique occulte, il aidera à saboter plusieurs campagnes présidentielles démocrates.

Ami de Norman Mailer, d’Andy Warhol, de Frank Sinatra, du chef du FBI, de J. Edgar Hoover, du cardinal Spellman et des présidents Nixon et Reagan, il travaillera aussi pour le milliardaire Donald Trump et pour des parrains de la mafia. Ce qui ne l’empêchera pas d’être couvert de dettes : au moment de sa mort, il devait 7 millions de dollars au fisc.

C’est pour avoir emprunté une grosse somme d’argent à l’une de ses clientes qu’il sera finalement rayé du barreau.

Acharné contre les homosexuels durant le maccarthysme, combattant par la suite les mouvements gays pour les droits civiques, malgré des rumeurs insistantes, Roy Cohn a toujours nié être homosexuel. Officiellement malade d’un cancer du foie, il est mort à l’hôpital en 1986. Quelques semaines auparavant, des journalistes avaient révélé qu’il était soigné à l’AZT.

Son nom figure dans le patchwork géant de Washington, brodé par les organisations gays à la mémoire des morts du SIDA, avec cette inscription : « Roy Cohn, 19274-1986. Lâche, salaud, victime ».

Source : L’Avant-Scène 957 – page 76

Zypher Z

« Si nous allons au théâtre, c’est parce que nous voulons être surpris, émerveillés. Mais cela ne peut se faire que si nous sentons que cela nous concerne :  l’ordinaire et l’extraordinaire, ces deux éléments contraires doivent se rencontrer. »

Cette citation de Peter Brook extraite de la présentation de Zypher Z par le Munstrum résume bien ce spectacle.

Dans le Genèse, la Bible nous dit :« Tu enfanteras dans la douleur ». C’est aussi dans la douleur que Zypher donne naissance à son double. Il ne va pas naître de la côte de Zypher mais d’une simple excroissance qui apparaît à l’épaule, puis grossit pour devenir un être informe, avant de surgir dans son entière nudité comme le double de Zypher. Zypher accueille son double avec attendrissement, le berce, le cajole, et c’est au début une entente parfaite. Mais bientôt Z. (c’est ainsi que se nomme le double de Zypher) révèle un caractère bien différent. Et il faudra que Zypher retrouve son unicité, mais ce n’est pas chose facile…

Cette quête de l’identité se déroule dans un univers étrange, une société mixte d’humains et d’animaux, servis par des robots immortels. L’homme n’est plus le maître, les animaux dominent l’échelle sociale tandis que l’homme n’est qu’un subalterne.

 Mais si tous ces personnages évoluent dans un univers qui paraît immatériel, on n’oublie pas que ces êtres vivants ne sont pas désincarnés, ils sont faits de chair et de sang. Le sang  gicle parfois avec force. Les animaux rotent, pètent, pissent et défèquent pour signaler à tout moment leur présence organique. Alors que les robots qui les servent, immortels, rêvent d’être déboulonnés et de disparaître un jour, lassés de leur statut d’esclave. Ils vont se retrouver dans un souterrain obscur pour une parodie monstrueuse des humains, en attendant que Dieu leur accorde la fin qu’ils désirent.

Les masques sont rois, humains, animaux et robots nous apparaissent masqués. Louis Arene (le metteur en scène) et Lionnel Lingelser, fondateurs de la Compagnie Munstrum ont fait du masque la marque de leurs créations pour signifier la complexité des personnages. On a pu les voir dans les pièces précédentes qu’ils ont mises en scène : « Le chien la nuit et le couteau » et « 40° sous zéro ».

 Zypher nous plonge dans ces mêmes univers glauques. On découvre de nombreuses références visuelles au cinéma fantastique, comme, entre autres, celui de Cronenberg ou Kubrick dans « 2001 l’odyssée de l’espace ».  

On pourrait aussi ajouter de nombreuses analogies picturales, empruntées à l’exposition « Face à Arcimboldo » présentée au centre Pompidou à Metz :

Les masques et le travail extraordinaire sur la lumière contribuent beaucoup à la fascination du spectateur, plongé dans cet univers étrange. C’est un spectacle visuel avec des images fortes qui restent gravées dans la mémoire.

Le Munstrum a souhaité apporter à cette dystopie des notes d’humour qui émaillent la pièce. Il voulait aussi en faire un spectacle total. Danse, chanson, acrobatie viennent s’intercaler pour apporter des moments de légèreté dans l’intensité dramatique.

Zypher laisse la porte ouverte à de nombreuses interprétations. Qu’est-ce que l’identité, l’immortalité, quelle est la place de l’homme dans l’univers ? Chacun pourra donner sa réponse.

Dans la Genèse, on retrouve encore ces lignes :

« C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »

La poussière devient matière, et la matière envahit la scène, Zypher et ses doubles émergent, corps mêlés, enlacés sortis de la matière originelle. Un message d’espoir que nous suggère la scène finale. Quand la lumière s’éteint, la salle sort de son voyage dans cet univers inquiétant, mêlant l’ordinaire et l’extraordinaire, avec une acclamation unanime.

Lumières sur la création lumière avec Caty Olive

Nous attendions de rencontrer Caty Olive, créatrice lumière, pour nous éclairer sur cette fonction de « Créatrice Lumière » qui était pour nous assez obscure.

Caty Olive intervient à La Filature avec ses installations présentées dans le cadre de l’exposition associée aux Nuits de l’étrange, mais aussi avec le projet proposé par Benoît André de donner vie à l’espace public de La Filature et de rendre le bâtiment plus visible de l’extérieur.

Emmanuelle Walter présente Caty Olive à l’entrée de la Galerie

En fait, nous dit Caty Olive, je me définis comme une scénariste plasticienne de la lumière plutôt qu’une créatrice lumière. Dès ses études de scénographe à l’Ecole des Arts Décoratifs, elle a considéré la lumière comme une matière susceptible d’être travaillée en tant que telle et pas seulement utilisée comme instrument. Pour le spectacle vivant, la création lumière se met traditionnellement au service de la scénographie et de la mise en scène. La lumière participe à la dramaturgie, elle oriente le regard du spectateur, elle remodèle le décor, délimite les espaces et intervient au même titre que les costumes et le son : c’est un élément de scénographie. Pour Caty Olive, elle doit jouer son rôle spécifique et apporter son identité au spectacle. C’est pourquoi elle a beaucoup travaillé avec Christian Rizzo, qui lui a laissé toute latitude pour utiliser ses talents de plasticienne lumière dans la conception de ses ballets. La lumière participe alors au spectacle de façon indépendante, en faisant varier intensité, couleurs, nuances, rythme et formes, comme dans Une maison. Une installation lumineuse surplombe la scène, elle se transforme constamment alors que les danseurs évoluent sur le plateau. Danse et lumière deviennent alors complémentaires et appellent un regard distinct. Je n’ai par d’appétence pour éclairer un décor ou une façade, nous dit Caty Olive.

Dans la Galerie de La Filature, la courte vidéo de 5 minutes intitulée « Tout me happe » présente un travail réalisé avec Nosfell sur le Glokobtez, un alphabet et une langue inventés par le père de Nosfell. Caty Olive a utilisé les caractères typographiques de cet alphabet imaginaire pour les filmer dans une atmosphère nébuleuse, avec un graphisme épuré en noir et blanc. Ces arabesques lumineuses plongent le spectateur dans une ambiance hypnotique, renforcée par le discours énoncé dans cette langue incompréhensible de tous, le Glokobetz.

Les catactères du Glokobetz

Par ailleurs, l’installation que l’on peut voir dans la salle obscurcie du « restaurant » nous plonge dans l’univers des zombies. Caty Olive a assemblé des fragments de films de zombie en déformant l’image pour ne laisser que des formes abstraites, tout en gardant le son original, juste modifié pour en accentuer le caractère inquiétant. Dans la salle noire, l’écran présente ces images détournées de leur sens initial, tandis que des reflets lumineux aux couleurs changeantes sont projetés sur les murs et le plafond, avec un fond sonore heurté, peuplé de vibrations, de chocs, de cris, de grincements. L’écran offre au regard des corpuscules inspirés des particules virales dont on a beaucoup parlé ces derniers temps !

Voilà deux oeuvres qui contribuent bien à l’atmosphère des  » Nuits de l’étrange » !

On peut découvrir les multiples aspects du travail de Caty Olive sur la lumière en explorant son site.

Installation lumineuse pour Le Cyclope , œuvre de Tinguely dans la forêt de Fontainebleau

Benoît André, Directeur de La Filature, nous confie ses projets

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Caroline Reys et Emmanuelle Badinand interrogent Benoît André

Le vendredi 8 octobre, les Amis de La Filature se sont réunis pour rencontrer le directeur de La Filature Benoît André et l’interroger sur ses projets.

Voici l’échange entre Caroline Reys, qui menait l’entretien, et Benoît André

Quelles ont été vos premières impressions en découvrant La Filature ?

La Filature est un lieu très impressionnant par les dimensions de la salle (1200 places), mais surtout par la taille de son plateau de 30 mètres sur 30 mètres, sûrement l’un des plus grands de France, en tout cas le plus grand des salles des Scènes Nationales.  D’autre part, la présence de 3 salles est assez exceptionnelle. En outre,  à la différence de beaucoup de salles de spectacle, La Filature est ouverte aussi en journée, ce qui rend le lieu plus vivant, en particulier grâce à la présence de la médiathèque et de la galerie. Enfin, et cela n’est pas sans importance pour moi, la Filature héberge aussi l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, et présente des spectacles d’opéra.

Ceci rendait La Filature particulièrement attrayant pour moi, car mon expérience professionnelle m’avait conduit dans des lieux semblables. Vous savez certainement que j’étais auparavant au théâtre de Chaillot, qui dispose aussi d’une structure comparable. Auparavant, j’avais aussi travaillé à Lyon, accueillant à la fois théâtre, danse et orchestre symphonique. C’est donc très naturellement que je me suis tourné vers La Filature.

Vous avez parlé de musique et d’opéra, souhaitez-vous établir des liens plus étroits entre la Filature , l’OSM et l’Opéra National du Rhin et les Ballets du Rhin?

J’ai un attachement particulier à l’opéra. Après avoir renoncé à une carrière de vétérinaire, j’ai recherché d’autres voies professionnelles et je me suis retrouvé figurant à l’opéra de Lyon ! Ce fut ma première expérience dans le monde du spectacle.

Plus sérieusement, je compte établir des projets communs avec l’Opéra et les Ballets du Rhin. Ce fut déjà possible la saison dernière, à l’occasion de la représentation du Focus Peer Gynt qui réunissait autour de ce thème théâtre, musique et opéra.

Dans cet esprit, j’ai aussi programmé Kamuyot avec l’Opéra National du Rhin. C’est une belle expérience de danse contemporaine pour les jeunes. Ce ballet peut être adapté à toutes les salles de spectacle et pourra être présenté dans le cadre de La Filature Nomade. J’espère pouvoir ouvrir la danse contemporaine à un public nouveau.

J’ai aussi programmé la quinzaine de la danse qui permettra de voir en 3 soirées 11 grandes formations chorégraphiques, dont 9 françaises et 2 autres compagnies, l’une suisse et l’autre allemande. C’est tout à fait exceptionnel de pouvoir réunir ces compagnies en un seul lieu dans cet espace de temps si court.

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La Filature présente des spectacles de théâtre, de cirque, de musique. Quel équilibre pensez-vous donner aux différentes formes artistiques ? Quelles sont les contraintes qui vous sont imposées dans la programmation ?

C’est en effet difficile de programmer une saison. Il faut tenir compte des contraintes budgétaires ; il faut pouvoir assurer l’aide à la création en permettant l’émergence de nouveaux talents qui pourraient accéder à une notoriété nationale, et établir un équilibre entre les différentes formes artistiques. Pour ce qui concerne la musique et la danse, je privilégie bien sûr les formes complémentaires de celles qui sont proposées par l’OSM et les Ballets du Rhin. Pour la musique, je proposerai la musique improvisée et le jazz.  Pour le théâtre, il est certainement nécessaire d’offrir une vision renouvelée des textes classiques avec des mises en scène contemporaines. J’ai programmé dans cet esprit les spectacles de Electre et la Dame aux Camélias. Je pense aussi que la création de spectacles théâtraux, « en live », sur le plateau avec la participation des comédiens, comme le fait Joël Pommerat, est une voie intéressante qui doit être mise en avant.

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La Filature, un espace de verre et de béton à faire vivre

Avez-vous des projets pour l’aménagement de l’espace de La Filature ?

Il y a de nombreux projets en chantier pour faire vivre plus intensément les différents espaces.

 La mezzanine accueille dès maintenant le bar, un lieu qui laisse plus de place pour se retrouver au calme.   

Je souhaiterais que La Filature, bâtiment un peu intimidant, s’ouvre à tous et soit un lieu de passage, même pour ceux qui ne vont pas au spectacle. La médiathèque et la mezzanine pourront être utilisées en journée pour la lecture de contes conçus avec les habitants de Mulhouse. J’aimerais aussi étendre l’espace de la Galerie par des expositions, en désenclavant ce lieu pour le rendre plus accessible et ouvert à tous.

J’ai demandé à Caty Olive, créatrice lumière, de venir nous proposer une installation réchauffant un peu les espaces publics et donnant plus de visibilité au bâtiment, vu de l’extérieur. J’aimerais aussi réactiver la salle Jean Besse, malheureusement peu utilisée. Il sera peut-être possible d’y présenter des films le dimanche, en collaboration avec la salle du Bel Air.

J’ai toujours l’espoir d’ouvrir le restaurant. C’est un projet qui date de 27 ans et qui n’a jamais pu aboutir. Ce serait présomptueux de dire que je réussirai ce que mes prédécesseurs n’ont pas pu réaliser, mais je crois avoir trouvé des possibilités en partenariat avec l’école hôtelière.

Enfin, j’espère pouvoir rendre les loges et l’espace de travail du personnel de La Filature plus gais et accueillants.

Nous sommes au carrefour de 3 pays. Quels sont vos projets pour associer nos voisins Suisses et Allemands ?

La pandémie de Covid ne m’a malheureusement pas laissé la possibilité de voyager beaucoup et de rencontrer les collègues des pays voisins. J’ai toutefois découvert qu’ils travaillent avec une structure très différente de la nôtre. La Filature est principalement un lieu d’accueil de spectacles, porte quelques productions, mais n’est qu’accessoirement un lieu de création. De ce fait, nous vivons avec une structure légère de 50 personnes, là où nos voisins disposent de dix à douze fois plus. En effet, ils sont créateurs de spectacles et ils disposent de tout le personnel et des équipements nécessaires à la création : comédiens bien sûr, mais aussi costumiers, décorateurs, etc… Cela leur permet de jouer des spectacles en alternance, ce que nous ne pouvons pas faire.

En dépit des difficultés liées au confinement, J’ai quand même réussi à préparer un spectacle de danse participatif sur la musique de Steve Reich où interviendront des danseurs suisses et allemands aux côtés des danseurs français. Je n’en dis pas plus aujourd’hui…

Le Festival Vagamondes était jusque-là dédié aux pays du sud, souhaitez-vous maintenir cette orientation ?

Je comprends que Vagamondes donnait la parole aux pays en difficulté, soit qu’ils soient en guerre, soit qu’ils soient soumis à un régime ne permettant pas une libre expression artistique, dans un dialogue interculturel. Je souhaite que ce festival perdure avec l’objectif d’abolir les frontières, en abordant des sujets comme genre, générations, réel/virtuel, handicapé/valide, amateur/professionnel….

Pour finir, quelles sont vos attentes vis-à-vis des amis de La Filature ?

Les Amis de La Filature connaissent bien la scène nationale et me permettent de me rapprocher du public. Je compte avoir des échanges plus souvent avec eux. Je pense en particulier à un projet de questionnaire à destination du public qu’ils pourraient aider à élaborer.

Les Amis de la Filature devraient être des ambassadeurs. Ma conviction profonde est que ce lieu de spectacle doit être un lieu de rassemblement, un lieu de convergence qui nous réunisse, un espace privilégié dans un monde fracturé.

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Christo et Jeanne-Claude à la Fondation Würth

On connait bien les emballages de Christo, notamment les emballages du Pont Neuf à Paris et des arbres de la Fondation Beyeler. Mais on connaît moins le processus créatif qui permet de telles réalisations. C’est tout l’intérêt de l’exposition de la Fondation Würth à Erstein.

La visite guidée organisée par les Amis de La Filature a permis de découvrir comment travaillaient Christo et sa compagne, Jeanne-Claude, qui l’a accompagné toute sa vie. L’exposition devait être une rétrospective, mais c’est aujourd’hui un hommage qu’on rend à Christo depuis sa mort en mai dernier.

« Le dessin est le chemin vers le réel « 

L’accent de l’exposition est mis sur les dessins préparatoires de l’artiste, tous issus de la collection personnelle de Reinhold Würth. Celui-ci était un ami de longue date de Christo, un des premiers à reconnaître son talent. Il a ainsi acquis un grand nombre d’oeuvres que l’on peut voir aujourd’hui à Erstein. Ces dessins préparatoires révèlent tout le talent de dessinateur de Christo. De loin, ils donnent l’illusion de photographies, mais de près, on découvre un coup de crayon magistral. Ces dessins témoignent du soin apporté par Christo à préparer les projets, avec des plans précis, des photos. Christo a fait l’Ecole des Beaux Arts, mais il a dû aussi s’initier à l’architecture. Son influence est fortement présente dans ses dessins, avec des vues des projets représentés sous des angles variés, des lignes qui semblent simuler des pliures d’un plan d’architecte, des encarts illustrant des détails, des cotes précises. Sans ces nombreux dessins préparatoires, Christo n’aurait jamais pu réaliser les projets qui ont fait sa notoriété. En effet, les dessins étaient sa source de financement, car ils étaient vendus à de riches collectionneurs avant de mettre en oeuvre concrètement les projets. Christo a souhaité rester indépendant financièrement toute sa vie, sans mécène, et sans adhérer à aucun mouvement artistique établi.

« Il faut bien l’avouer, nous adorions la négociation « 

Il fallait aussi convaincre pour obtenir l’autorisation de réaliser ses projets. Ainsi, à Paris, c’est Chirac qui a donné le feu vert à l’emballage du Pont Neuf après de longues discussions, et non sans la pression d’autres hommes politiques haut placés, Jack Lang et Laurent Fabius, alors respectivement ministre de la culture et premier ministre. La négociation faisait partie intégrante du processus créatif, négociation menée à tous les niveaux : les bureaux d’étude, les ingénieurs, les riverains des sites où ils devaient être implantés et les politiques. C’est ici qu’intervenait sa compagne Jeanne-Claude, cheville ouvrière pour la réalisation des projets. Ceux-ci mûrissaient lentement et prenaient plusieurs années avant de voir le jour. Nombre de projets n’ont pu être réalisés faute des autorisations nécessaires. Quand ils voyaient le jour, c’était de façon éphémère, en place pendant deux semaines seulement, car, disait Christo, on se souvient mieux des visions fugitives ; la répétition efface les images.

Tout l’intérêt des emballages réside dans le choix des textiles utilisés et dans le drapé qui devait habiller le monument, en faisant ressortir sa silhouette et en l’épurant des détails inutiles. A cet égard, l’emballage du Reichstag à Berlin, dont on peut voir à Erstein une gigantesque maquette, illustre parfaitement le concept. L’idée de l’habillage des monuments serait née à Christo en pensant à Rodin. Rodin ne sachant comment représenter le corps de Balzac dont la statue avait été commandée, aurait jeté négligemment une robe de chambre sur une ébauche représentant l’écrivain nu. Le corps drapé, ainsi soulagé de son aspect massif, est devenu l’objet essentiel de la sculpture. De la même façon, les emballages de Christo redonnent forme et élégance à de lourds monuments, les mettent en valeur dans leur habillage orné de plis capturant la lumière.

« Nous cherchions d’abord l’expérience du réel « 

Un autre aspect de l’oeuvre de Christo réside dans ses installations environnementales, moins connues mais pourtant magnifiques. Il s’agit alors d’habiller la nature pour la rendre encore plus belle.

On peut s’émerveiller devant les réalisations faites en Italie au lac d’Iseo, avec des passerelles dorées flottant sur l’eau bleue du lac pour relier et encercler l’île;

Disparition de Christo, l'artiste qui a emballé le monde | Magazine Barnebys

ou en Californie avec « running fence », cette toile de 40 km de long qui flotte au- dessus du sol pour plonger dans la mer. 42 mois de préparation, 18 audiences publiques, trois sessions à la Cour Supérieure de Californie et un rapport environnemental de 450 pages. C’est ce qu’il a fallu pour que cette œuvre monumentale – une clôture en nylon de 5,5 mètres de haut et 39,4 kilomètres de long – voie le jour à Bodega Bay, telle une immense voile de bateau gonflée par le vent;

ou « surrounded islands à Miami : 603 870 m2 de tissu en polypropylène rose qui flottent autour de ces 11 îles inhabitées de Floride ;

Christo et Jeanne-Claude transforment les paysages - Easyvoyage

ou « Parasol Bridge » :  3 100 parapluies répartis sur une surface de 50 km de long ! Pour réaliser cette installation éphémère grandiose, 1 800 personnes se sont attelées à planter des parasols jaunes et bleus présents simultanément dans deux vallées situées l’une au nord de Los Angeles et l’autre près de Tokyo.

On peut retrouver de belles illustrations de ces projets sur « Arts in the city« 

Christo ne verra pas son dernier emballage, l’Arc de triomphe à Paris. Il est prévu pour 2021….