Nous attendions de rencontrer Caty Olive, créatrice lumière, pour nous éclairer sur cette fonction de « Créatrice Lumière » qui était pour nous assez obscure.
Caty Olive intervient à La Filature avec ses installations présentées dans le cadre de l’exposition associée aux Nuits de l’étrange, mais aussi avec le projet proposé par Benoît André de donner vie à l’espace public de La Filature et de rendre le bâtiment plus visible de l’extérieur.
Emmanuelle Walter présente Caty Olive à l’entrée de la Galerie
En fait, nous dit Caty Olive, je me définis comme une scénariste plasticienne de la lumière plutôt qu’une créatrice lumière. Dès ses études de scénographe à l’Ecole des Arts Décoratifs, elle a considéré la lumière comme une matière susceptible d’être travaillée en tant que telle et pas seulement utilisée comme instrument. Pour le spectacle vivant, la création lumière se met traditionnellement au service de la scénographie et de la mise en scène. La lumière participe à la dramaturgie, elle oriente le regard du spectateur, elle remodèle le décor, délimite les espaces et intervient au même titre que les costumes et le son : c’est un élément de scénographie. Pour Caty Olive, elle doit jouer son rôle spécifique et apporter son identité au spectacle. C’est pourquoi elle a beaucoup travaillé avec Christian Rizzo, qui lui a laissé toute latitude pour utiliser ses talents de plasticienne lumière dans la conception de ses ballets. La lumière participe alors au spectacle de façon indépendante, en faisant varier intensité, couleurs, nuances, rythme et formes, comme dans Une maison. Une installation lumineuse surplombe la scène, elle se transforme constamment alors que les danseurs évoluent sur le plateau. Danse et lumière deviennent alors complémentaires et appellent un regard distinct. Je n’ai par d’appétence pour éclairer un décor ou une façade, nous dit Caty Olive.
Dans la Galerie de La Filature, la courte vidéo de 5 minutes intitulée « Tout me happe » présente un travail réalisé avec Nosfell sur le Glokobtez, un alphabet et une langue inventés par le père de Nosfell. Caty Olive a utilisé les caractères typographiques de cet alphabet imaginaire pour les filmer dans une atmosphère nébuleuse, avec un graphisme épuré en noir et blanc. Ces arabesques lumineuses plongent le spectateur dans une ambiance hypnotique, renforcée par le discours énoncé dans cette langue incompréhensible de tous, le Glokobetz.
Les catactères du Glokobetz
Par ailleurs, l’installation que l’on peut voir dans la salle obscurcie du « restaurant » nous plonge dans l’univers des zombies. Caty Olive a assemblé des fragments de films de zombie en déformant l’image pour ne laisser que des formes abstraites, tout en gardant le son original, juste modifié pour en accentuer le caractère inquiétant. Dans la salle noire, l’écran présente ces images détournées de leur sens initial, tandis que des reflets lumineux aux couleurs changeantes sont projetés sur les murs et le plafond, avec un fond sonore heurté, peuplé de vibrations, de chocs, de cris, de grincements. L’écran offre au regard des corpuscules inspirés des particules virales dont on a beaucoup parlé ces derniers temps !
Voilà deux oeuvres qui contribuent bien à l’atmosphère des » Nuits de l’étrange » !
On peut découvrir les multiples aspects du travail de Caty Olive sur la lumière en explorant son site.
Installation lumineuse pour Le Cyclope , œuvre de Tinguely dans la forêt de Fontainebleau
Caroline Reys et Emmanuelle Badinand interrogent Benoît André
Le vendredi 8 octobre, les Amis de La Filature se sont réunis pour rencontrer le directeur de La Filature Benoît André et l’interroger sur ses projets.
Voici l’échange entre Caroline Reys, qui menait l’entretien, et Benoît André
Quelles ont été vos premières impressions en découvrant La Filature ?
La Filature est un lieu très impressionnant par les dimensions de la salle (1200 places), mais surtout par la taille de son plateau de 30 mètres sur 30 mètres, sûrement l’un des plus grands de France, en tout cas le plus grand des salles des Scènes Nationales. D’autre part, la présence de 3 salles est assez exceptionnelle. En outre, à la différence de beaucoup de salles de spectacle, La Filature est ouverte aussi en journée, ce qui rend le lieu plus vivant, en particulier grâce à la présence de la médiathèque et de la galerie. Enfin, et cela n’est pas sans importance pour moi, la Filature héberge aussi l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, et présente des spectacles d’opéra.
Ceci rendait La Filature particulièrement attrayant pour moi, car mon expérience professionnelle m’avait conduit dans des lieux semblables. Vous savez certainement que j’étais auparavant au théâtre de Chaillot, qui dispose aussi d’une structure comparable. Auparavant, j’avais aussi travaillé à Lyon, accueillant à la fois théâtre, danse et orchestre symphonique. C’est donc très naturellement que je me suis tourné vers La Filature.
Vous avez parlé de musique et d’opéra, souhaitez-vous établir des liens plus étroits entre la Filature , l’OSM et l’Opéra National du Rhin et les Ballets du Rhin?
J’ai un attachement particulier à l’opéra. Après avoir renoncé à une carrière de vétérinaire, j’ai recherché d’autres voies professionnelles et je me suis retrouvé figurant à l’opéra de Lyon ! Ce fut ma première expérience dans le monde du spectacle.
Plus sérieusement, je compte établir des projets communs avec l’Opéra et les Ballets du Rhin. Ce fut déjà possible la saison dernière, à l’occasion de la représentation du Focus Peer Gynt qui réunissait autour de ce thème théâtre, musique et opéra.
Dans cet esprit, j’ai aussi programmé Kamuyot avec l’Opéra National du Rhin. C’est une belle expérience de danse contemporaine pour les jeunes. Ce ballet peut être adapté à toutes les salles de spectacle et pourra être présenté dans le cadre de La Filature Nomade. J’espère pouvoir ouvrir la danse contemporaine à un public nouveau.
J’ai aussi programmé la quinzaine de la danse qui permettra de voir en 3 soirées 11 grandes formations chorégraphiques, dont 9 françaises et 2 autres compagnies, l’une suisse et l’autre allemande. C’est tout à fait exceptionnel de pouvoir réunir ces compagnies en un seul lieu dans cet espace de temps si court.
La Filature présente des spectacles de théâtre, de cirque, de musique. Quel équilibre pensez-vous donner aux différentes formes artistiques ? Quelles sont les contraintes qui vous sont imposées dans la programmation ?
C’est en effet difficile de programmer une saison. Il faut tenir compte des contraintes budgétaires ; il faut pouvoir assurer l’aide à la création en permettant l’émergence de nouveaux talents qui pourraient accéder à une notoriété nationale, et établir un équilibre entre les différentes formes artistiques. Pour ce qui concerne la musique et la danse, je privilégie bien sûr les formes complémentaires de celles qui sont proposées par l’OSM et les Ballets du Rhin. Pour la musique, je proposerai la musique improvisée et le jazz. Pour le théâtre, il est certainement nécessaire d’offrir une vision renouvelée des textes classiques avec des mises en scène contemporaines. J’ai programmé dans cet esprit les spectacles de Electre et la Dame aux Camélias. Je pense aussi que la création de spectacles théâtraux, « en live », sur le plateau avec la participation des comédiens, comme le fait Joël Pommerat, est une voie intéressante qui doit être mise en avant.
La Filature, un espace de verre et de béton à faire vivre
Avez-vous des projets pour l’aménagement de l’espace de La Filature ?
Il y a de nombreux projets en chantier pour faire vivre plus intensément les différents espaces.
La mezzanine accueille dès maintenant le bar, un lieu qui laisse plus de place pour se retrouver au calme.
Je souhaiterais que La Filature, bâtiment un peu intimidant, s’ouvre à tous et soit un lieu de passage, même pour ceux qui ne vont pas au spectacle. La médiathèque et la mezzanine pourront être utilisées en journée pour la lecture de contes conçus avec les habitants de Mulhouse. J’aimerais aussi étendre l’espace de la Galerie par des expositions, en désenclavant ce lieu pour le rendre plus accessible et ouvert à tous.
J’ai demandé à Caty Olive, créatrice lumière, de venir nous proposer une installation réchauffant un peu les espaces publics et donnant plus de visibilité au bâtiment, vu de l’extérieur. J’aimerais aussi réactiver la salle Jean Besse, malheureusement peu utilisée. Il sera peut-être possible d’y présenter des films le dimanche, en collaboration avec la salle du Bel Air.
J’ai toujours l’espoir d’ouvrir le restaurant. C’est un projet qui date de 27 ans et qui n’a jamais pu aboutir. Ce serait présomptueux de dire que je réussirai ce que mes prédécesseurs n’ont pas pu réaliser, mais je crois avoir trouvé des possibilités en partenariat avec l’école hôtelière.
Enfin, j’espère pouvoir rendre les loges et l’espace de travail du personnel de La Filature plus gais et accueillants.
Nous sommes au carrefour de 3 pays. Quels sont vos projets pour associer nos voisins Suisses et Allemands ?
La pandémie de Covid ne m’a malheureusement pas laissé la possibilité de voyager beaucoup et de rencontrer les collègues des pays voisins. J’ai toutefois découvert qu’ils travaillent avec une structure très différente de la nôtre. La Filature est principalement un lieu d’accueil de spectacles, porte quelques productions, mais n’est qu’accessoirement un lieu de création. De ce fait, nous vivons avec une structure légère de 50 personnes, là où nos voisins disposent de dix à douze fois plus. En effet, ils sont créateurs de spectacles et ils disposent de tout le personnel et des équipements nécessaires à la création : comédiens bien sûr, mais aussi costumiers, décorateurs, etc… Cela leur permet de jouer des spectacles en alternance, ce que nous ne pouvons pas faire.
En dépit des difficultés liées au confinement, J’ai quand même réussi à préparer un spectacle de danse participatif sur la musique de Steve Reich où interviendront des danseurs suisses et allemands aux côtés des danseurs français. Je n’en dis pas plus aujourd’hui…
Le Festival Vagamondes était jusque-là dédié aux pays du sud, souhaitez-vous maintenir cette orientation ?
Je comprends que Vagamondes donnait la parole aux pays en difficulté, soit qu’ils soient en guerre, soit qu’ils soient soumis à un régime ne permettant pas une libre expression artistique, dans un dialogue interculturel. Je souhaite que ce festival perdure avec l’objectif d’abolir les frontières, en abordant des sujets comme genre, générations, réel/virtuel, handicapé/valide, amateur/professionnel….
Pour finir, quelles sont vos attentes vis-à-vis des amis de La Filature ?
Les Amis de La Filature connaissent bien la scène nationale et me permettent de me rapprocher du public. Je compte avoir des échanges plus souvent avec eux. Je pense en particulier à un projet de questionnaire à destination du public qu’ils pourraient aider à élaborer.
Les Amis de la Filature devraient être des ambassadeurs. Ma conviction profonde est que ce lieu de spectacle doit être un lieu de rassemblement, un lieu de convergence qui nous réunisse, un espace privilégié dans un monde fracturé.
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Venu pour accrocher à la galerie de La Filature, l’exposition « 40 ans après, la photographie au Cambodge aujourd’hui », Christian Caujolle a offert aux Amis de La Filature le privilège d’un entretien sur sa carrière et la présentation de l’exposition. Les Amis de La Filature ne pouvaient laisser passer cette occasion de rencontrer un » formidable passeur et découvreur, auteur, critique et commissaire , un personnage mythique de la photographie qui a joué un rôle capital pour lui donner toute sa place dans le monde de l’art et de la presse » pour reprendre les termes consacrés de ses biographies.
Curiosité et refus des conventions
Christian Caujolle n’était pas prédestiné à faire de la photographie sa carrière. Sorti de l’école normale supérieure de Saint Cloud, il est hispanique de formation. Il s’oriente vers la sociologie et commencera une thèse, qu’il ne terminera pas, sur les albums de famille . Il est alors proche de Roland Barthes et Michel Foucault.
A la question : Roland Barthes et Michel Foucault ont-ils influencé son regard photographique ? Christian Caujolle répond après quelque secondes de réflexion : ils m’ont donné le sens de la curiosité et le refus des conventions. Il nous révèle la naissance de « La chambre claire » de Roland Barthes. Barthes n’avait pas l’intention d’écrire un livre sur la photo mais sur le cinéma. Il rédigeait beaucoup de fiches sur des sujets ponctuels. Après le décès de sa mère, il a écrit une fiche sur le portrait de sa mère, qui a été le point de départ de « La chambre claire« . Barthes n’était pas un amateur de photographies, mais il se passionnait pour les photos de Paris-Match et du Nouvel Observateur Photo. Barthes jonglait avec les concepts et n’avait pas besoin de connaissances sur la photo. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir comment l’image lui parvenait, ce qu’elle produisait et dans quel contexte elle avait été obtenue. La question du sens était essentielle. A ce titre, Christian Caujolle apparaît bien comme disciple de Barthes. Quant à Foucault, dont il était moins proche, il dit : il était un grand amateur de peinture surréaliste. Il a évoqué la photo dans le livre Des Mots et des Choses. Il a montré l’importance des photos dans l’écriture de l’histoire, mais il a aussi souligné qu’il fallait les mettre en doute comme on met en doute les documents écrits. Un sujet encore bien d’actualité !
La découverte de la photographie, c’est en fait, dans ses jeunes années, à la galerie du Château d’eau à Toulouse, puis à Paris à la galerie Agathe Gaillard à qu’il l’ a faite. Ces lieux exposaient tous les photographes alors inconnus comme Brassaï ou Doisneau, mais qui devaient marquer plus tard la photographie du 20ème siècle. Il rencontre tous les grands noms de la photo, (sauf Walker Evans nous dit-il, avec regret) et leur contact aiguise son regard. N’étant pas lui même photographe, il peut s’ouvrir au regard des autres sans contrainte. Mon mode d’expression est l’écriture nous dit-il. Ce désir d’écrire sur la photo et les photographes, il le réalise en participant à la création de la collection Photopoche avec Robert Delpire. C’était la première collection de livres consacrés à la photo en petit format qui a connu, après un début hasardeux (personne ne voulait financer ou éditer ce type d’ouvrage) un succès considérable. Cette collection est maintenant éditée dans plusieurs pays, à laquelle il a collaboré en écrivant l’introduction de 6 des volumes.
En rejoignant le journal Libération, il peut alors pleinement exercer ses talents : parler des photos et des photographes, découvrir des talents, transmettre (Je suis un passeur dit-il) et innover. Avec Libération, il rénove le format du journalisme et l’utilisation de la photographie. Il crée le « feuilleton photographique » en invitant un photographe à envoyer une photo et un texte par jour pendant 28 jours. Le premier sera Raymond Depardon alors en voyage à New York. Puis Sophie Calle qui enquêtera sur les personnes dont le nom a été trouvé dans un agenda oublié (?) par un inconnu. Une expérience qui amènera quelques difficultés avec le détenteur de l’agenda !
Puis, Christian Caujolle crée l’agence VU, qu’il qualifie d’ agence de photographes. En effet, traditionnellement, les agences photographiques indexaient les photographies par thème et non par auteur. Ainsi on pouvait retrouver, par exemple, des photos de Cartier Bresson dans la catégorie « Monuments ». L’agence Vu indexe les photos par auteur. En parallèle, la galerie VU est créée, elle sera une source de revenus non négligeable grâce à la vente des photographies exposées. La galerie Vu déménage avec le changement de propriétaire, et Christian Caujolle quitte alors l’agence, comme beaucoup des photographes qui y contribuaient.
Démultiplier le possible
Que penser de la photographie aujourd’hui avec l’arrivée du numérique? Le numérique a démultiplié le nombre de producteurs d’images et modifié le mode de circulation, nous dit-il. Le 20ème siècle a été le siècle de la photo, le 21ème siècle est le siècle de l’image, la photo ne représente qu’une petite partie des images produites. Et nous sommes dans la même situation que l’était la photographie peu après sa création. La photographie avait initialement comme référence la peinture, elle a dû inventer un nouveau mode d’expression qui lui était propre. Aujourd’hui , la photo numérique a pour référence la photo argentique. La révolution numérique n’est pas terminée. le numérique offre de nouvelles possibilités, il reste à créer une nouvelle esthétique propre au numérique. Tout reste à inventer!
Cambodge: identité et mémoire
La curiosité de Christian Caujolle l’a amené à explorer les talents photographiques dans le monde entier. On se souvient de l’exposition de Cristina de Midel , une artiste espagnole qu’il a révélée et à laquelle il avait apporté son concours pour l’accrochage des ses photos à La Filature.
Aujourd’hui c’est vers le Cambodge qu’il se tourne, 40 ans après le massacre commis par les Khmers rouges.
Quatre générations d’artistes sont présentés.
Les plus âgés, ceux qui ont survécu au massacre et portent encore les stigmates des années terribles qu’ont imposés des Khmers rouges. Les générations suivantes, qui n’ont pas vécu le massacre, mais ont connu le traumatisme qui l’a suivi. Les plus jeunes générations, qui tiennent à conserver l’identité de leur culture nationale et la mémoire de leur pays, face à l’invasion des Chinois qui s’implantent au Cambodge économiquement et par une immigration massive. Quant aux plus jeunes, ils représentent bien la génération internet, ils participent activement aux réseaux sociaux.
Remissa Mak qui à 5 ans a vécu l’évacuation de Phnom Penh par les Khmer rouges en 1975, nous livre sa vision de cet événement à l’aide des personnages en papier découpé perdus dans l’univers brumeux et opaque de ses souvenirs d’enfant. Philong Sovan révèle la vie nocturne de Phnom Penh en éclairant les rues obscures de la lumière des phares de sa moto dans une atmosphère intimiste aux couleurs subtiles. Sophal Neak illustre les métiers dans des portraits aux visages cachés par les les objets qui caractérisent la fonction des travailleurs. On retrouve aussi la jeune génération avec Ti Tit, avec des photographies amusantes ou provocatrices bien ancrées dans son époque.
Nous sommes abreuvés d’images par les revues, les médias sociaux, la publicité. Nous les survolons rapidement sans en déchiffrer véritablement le sens. Comment apprendre à regarder une image, une photographie pour la décrypter véritablement ?
C’est l’association Stimultania qui nous apporte la réponse, grâce au jeu qu’elle a développé : Les Mots du Clic. Laure Canaple, qui travaille pour cette association, est venue nous le présenter à La Filature et animer avec talent un atelier de formation. Une quinzaine de membres des Amis de La Filature y participaient, ainsi que 3 membres de l’équipe de l’accueil du public de La Filature.
Après s’être présentés à l’aide d’une photo qu’ils avaient choisie, les participants ont analysé par groupes de 5 ou 6 personnes 3 photos qui leur ont paru particulièrement intéressantes. Le jeu a alors commencé avec 3 équipes répondant collectivement aux questions posées par des cartes qui proposent des adjectifs pour décrire la photographie. Le jeu est en fait une analyse chorale (collective) de l’image, guidée par une série de 6 thèmes qui vont aider à la décrire et la décrypter. Les 6 thèmes abordés sont : caractéristique, apparence, temps, espace, volonté, référent. Pour chacun des thèmes, une série d’adjectifs sont proposés par des cartes et l’équipe doit sélectionner le plus approprié pour qualifier la photo.
Voici les 3 photos avec lesquelles nous avons joué et les propositions faites par l’équipe.
Ce qui caractérise le mieux cette photographie, c’est la construction : un cercle occupe le centre de l’image, le sumo est au centre du cercle, les bras horizontaux parallèles au sol coupent le photo en deux, une ligne blanche tangente le cercle. Le nombril du Sumo est au centre exact de l’image, le regard se porte vers nous.
Concernant l’apparence, nous choisissons unanimement le qualificatif l’un dans l’autre après avoir discuté sur l’équilibre. Equilibre s’applique à la composition de l’image symétrique et harmonieuse, à la répartition de lumière et ombre, mais aussi la posture du sumo. Mais l’un dans l’autre caractérise mieux cette image , le sumo au centre du cercle de feu étant le sujet central de celle-ci.
Pour le temps, nous choisissons simultanément qui traduit le fait que le photographe a saisi un instant fugitif où le sumo s’accroupit sur la pointe des pieds au centre du feu en le regardant. Le qualificatif lentement aurait pu aussi s’appliquer, car le sujet lourd et massif paraît se mouvoir sans hâte.
L’espace semble marqué par les limites : limites spatiales: le cercle de feu, la ligne blanche, l’enclos visible derrière le sumo sont autant de limites visuelles structurant l’espace. Mais aussi limite du statut du sumo (homme ou dieu, hubris), limite de la masse corporelle, limite de la position instable du sumo.
Quelle est la volonté du photographe en saisissant cette image ? Nous hésitons entre surprendre et interroger. La présence de ce sumo accroupi en plein air, au centre d’un cercle d’un feu allumé sur des cailloux a de quoi surprendre. Mais cette image interroge aussi, car son message n’est pas immédiatement lisible : la tradition de l’art du sumo est-elle ici mise en cause ? Il y a aussi une dimension mystique. S’agit-il ici d’une cérémonie initiatique, magique ou religieuse?
Que nous évoque cette image, de quoi parle -t-elle? Comme référent nous choisissons le mot tradition : le photographe pose-t-il la question de la survivance d’une tradition ancienne menacée par la vie moderne ?
Avec les six mots retenus par l’équipe, nous allons alors former une description de la photo en quelques phrases. Ainsi sont proposées:
L’avenir du Sumo : L’équilibre de cette construction où les lignes se frôlent et jaillissent simultanémentd’un cercle de feu nous interroge sur l’évolution des traditions. Restent-elles dans leur limite l’une (forme) dans l’autre où brûlent-elles dans la modernité?
Equilibre instable : Un sumo se tient en équilibre instable au centre d’un cercle de feu. Ils forment l’un dans l’autre une construction quiinterrogesimultanément sur les limites des traditions et les limites du corps humain.
L’Homme sumo : En construisant ce bel équilibresimultané, l’un dans l’autre (sumo et feu), se pose la question des limites humaines, sportives et les limites des traditions.
Un autre groupe a commenté la photo ci-dessous :
Photo très contrastée, portrait classique « posé » minutieusement cadré sur fond blanc (mur ou studio ?), personne africaine assez ambiguë ( plutôt une femme, mais ni la pomme d’Adam ni la naissance des seins ne sont visibles à cause des colliers et la coiffure …? ) enduite d’ocre rouge : la couleur reste donc essentielle.
Regard en coin, un peu ironique voire réprobateur, mais pas du tout craintif. Portrait presque ethnographique, témoin d’un monde en voie de disparition et qui évoque des livres photos comme » Vanishing Africa » , » The last of the Nuba » ou les tribus Indiennes d’Amérique !
L’équipe a choisi ces mots pour chaque thème : caractéristique : société/tribu, apparence : magnifié, temps : toujours, espace : près, volonté : cadre, référent : objet.
Le texte obtenu collectivement avec les mots choisis ou des dérivés :
» Prends-moi en photo pour magnifier ma tribu ,
mais je ne te dirai pas qui je suis.
Prends-moi de près, bien cadré(e).
Portrait figé à tout jamais,
mais mon secret reste bien gardé . »
Enfin, une troisième équipe s’est penchée sur ces portraits de femmes qu’elle ont intitulés: « Silence, ça pousse« :
Pour cette photo, la caractéristique choisie fut idée, l’apparencedétournée, le tempscrescendo, l’espaceà l’intérieur, la volontéinterroger, et le référentsociété et voici l’une des phrases proposées pour la décrire :
Deux femmes presque entièrement recouvertes d’un voile épais se détachent sur un fond sombre et nous regardent. Leurs corps ont presque entièrement disparu, pour ainsi dire gommé, mais à l’intérieur pousse une plante verte. Par ce procédé du détournement, le photographe nous suggère l’idée qui s’impose à nous crescendo : ces femmes nous interrogent sur la place que leur réserve la société.
En fin de séance, Laure Canaple a contextualisé ces photos dans le travail de leurs auteurs que l’on pourra consulter avec les liens suivants:
Cette initiation à la lecture photographique nous permettra certainement d’animer les expos photos de La Filature en utilisant le jeu « Les mots du clic » avec les membres de l’association.
Peut-on aborder la photographie sans références et sans connaissance des auteurs qui ont marqué l’histoire de la photographie?
Voici quelques questions auxquelles a tenté de répondre le photographe Jean-Christophe Béchet, invité par les Amis de La Filature. Il est intervenu pour présenter son livre « Influences » à la librairie 47 degrès Nord vendredi 3 mars et à La Filature pour un entretien autour de la place du photographe au 21ème siècle.
A aucun moment il n’a été question de diaphragme, vitesse d’obturation, profondeur de champ. Jean-Christophe Béchet a parlé de photographie comme on parlerait de peinture ou de musique, un discours ouvert à tous, photographes ou simple néophytes sans connaissances techniques. Jean-Christophe Béchet est en effet rompu à communiquer avec le public. Il a été pendant longtemps rédacteur en chef de la revue « Réponses photos » et il anime régulièrement des stages photographiques pour un public varié allant du débutant au professionnel.
Fréderic Versolato et Jean-Christophe Béchet à la librairie 47 degrés nord
Vendredi soir, lors de la présentation de son livre « Influences » à la librairie 47 degrès Nord (visible en intégralité sur cette vidéo), JC Béchet révèle que sa vocation de photographe est née de la rencontre avec Sebastiao Salgado, alors qu’il n’était pas du tout connu. Il abandonne alors ses études d’économie pour rentrer à l’école de photographie d’Arles, puis commence une carrière de photographe, initialement dans le photojournalisme qu’il délaisse rapidement quand il réalise que cela ne correspond pas à ses aspirations. Ses influences photographiques, il les puise dans la découverte de livres photos qu’il collectionne. Il en a environ 5000! Les maîtres de la photographie du 20éme siècle seront ses premières sources d’inspiration et d’influence. Le contact personnel avec d’autres photographes connus lui ouvrira d’autres voies à explorer. Il reconnaît que le territoire joue aussi un rôle très important. On ne photographie pas de la même façon en Finlande sous un ciel couvert et à Cuba avec des couleurs éclantantes, dit-il. Ainsi se dessinent des styles photographiques différents selon les régions. Dans ses livres portant sur l’Europe, il sera forcément plus influencé par des photographes français que quand il visite les USA. Ce sont les grands maîtres de la photo américaine qui seront alors en arrière plan. Car être influencé n’est pas copier, mais intégrer inconsciemment des thèmes ou des caractéristiques stylistiques que l’on découvre a posteriori. C’est ainsi qu’est né le livre « Influences ». JC Béchet a recherché dans ses propres photos ce qu’il avait intégré des auteurs qui l’avait précédé. Il a sélectionné 51 photos vues au travers du regard de 51 auteurs photographiques entre 1857 (Eugène Atget) jusqu’en 1957 ( Stephane Couturier) .
Avis aux amateurs: ce livre est en cours de traduction et sera bientôt disponible en Chinois!
Samedi matin, je retrouve JC Béchet au pied de son hôtel à Mulhouse. Un appareil entre les mains, il photographie la rue couverte de neige et plongée dans le brouillard. Je n’ai pas oublié ce qu’il a dit la veille au sujet de Lee Friedlander: J’ai toujours eu une fascination photographique pour les poteaux électriques et, contrairement à beaucoup, je m’attriste de leur disparition dans le paysage.
Les poteaux sont bien présents à Mulhouse et je peux alors le saisir en pleine action au milieu d’une forêt de poteaux!
Quelques pas plus loin, il s’arrête devant la tour de l’Europe dont le sommet est noyé dans le brouillard. Voilà une parfaite allégorie de notre Europe reconnait-il ! Il prend quelques photos qui paraîtront peut-être un jour dans un prochain livre sur la France.
Nous retrouvons Emmanuelle Walter à La Filature pour visiter l’exposition de Cristina de Middel qui offre une approche de la photo bien différente de celle de JC Béchet dans la reconstruction fantasmée d’histoires réelles.
Au cours de l’après-midi, devant un public composé des membres des Amis de La Filature et du Club Photo de Riedisheim, JC Béchet présente les diaporamas de deux de ses livres: Marseille ville natale et European puzzle. Il décrit sa démarche de photographie subjective, à la recherche de lieux, de visages ou de personnes qui témoignent d’un instant ou d’une époque. Le livre devient l’aboutissement final du travail photographique, inspiré par la littérature ou la musique. Marseille, ville natale représente un travail personnel mêlant images de ses parents, de ses ami(e)s et de lieux qui ont marqué sa jeunesse. C’est en lisant L’Homme foudroyé de Blaise Cendrar et en voyant les photos de la ferme du Garet de Raymond Depardon qu’est né le désir de réaliser ce livre sur Marseille.
European puzzle est le résultat de 17 ans de voyages en Europe , du Groënland au sud de l’Italie en passant par les pays de l’est et l’ex URSS. Ce livre commencé au moment du Brexit, illustre la déception d’une Europe désunie, s’abritant derrière ses nationalismes, après la grande bouffée d’espérance qui a marqué la chute du mur de Berlin et la création d’un espace commun ouvert à tous.
Vision pessimiste encore au sujet du futur de la photographie professionnelle. Alors que les images sont partout, le photographe professionnel n’a plus de place car l’édition du livre photo ne s’est jamais aussi mal portée. Les éditeurs sont réticents à publier des livres des auteurs contemporains qui ne se vendent qu’en quelques centaines d’exemplaires et encore… Le crowdfunding demeure le plus souvent la seule solution pour qu’un photographe indépendant puisse être publié. En outre, les agences de presse tendent à disparaître. Ce constat pessimiste donne lieu à un vif débat car il n’est pas partagé par tous!
JC Béchet reviendra bientôt en Alsace. Il sera à la galerie Stimultania à Strasbourg pour une exposition où il présentera les photos de European puzzle (du 27/04 au 26/08) et pour un stage.
La visite de cette exposition sera peut-être une autre occasion pour les Amis de La Filature de découvrir son travail!