Auteurs : Suzanne Klein et Jean Steffan
Angels in America est une pièce crée en 1991. Elle se déroule au milieu des années 1980, sous les présidences de Ronald Reagan et George Bush. A New York, les vies de plusieurs personnes s’entrecroisent, liées par le contexte républicain, l’homosexualité, l’apparition du sida.
Les années 80 s’ouvrent dans un climat libertaire
Les années 80, cela peut paraître proche et loin à la fois.

Les années 80 sont des années de grande liberté, dans le prolongement des années 70 qui avaient transformé la société. Rappelez-vous les émissions de télévision de Michel Polac où tout le monde fumait, et où on s’invectivait dans le brouillard des fumées de cigarette !
La libération sexuelle était à son apogée. David Hamilton faisait son marché de jeunes filles prépubères sur les camps naturistes du Cap d’Agde, pour les photographier nues. Ses livres ne faisaient pas scandale, ils étaient même très appréciés d’un large public.

La pédophilie est aussi portée aux nues. Gabriel Matzneff écrivait à cette époque : « Coucher avec un enfant une épreuve baptismale, une aventure sacrée. Le champ de la conscience s’élargit, les remparts flamboyants du monde reculent«
Gabriel Matzneff apparaissait dans l’émission de Bernard Pivot avec les louanges de la communauté littéraire.
Aux Etats Unis, au début des années 80, la libération sexuelle est aussi à l’ordre du jour. Dans « Le monde selon Garp » un roman qui eut beaucoup de succès, John Irving exprime une grande colère contre l’intolérance et la discrimination sexuelle dont témoignent certains face à toute pratique qui n’entre pas dans leur cadre de référence familier.
C’est en 1977, qu’est organisée la première Gay pride parisienne pour se battre contre la pénalisation de l’homosexualité. Il faut rappeler qu’à cette époque, l’homosexualité était punie par la loi et ce n’est qu’en 1982 qu’elle est dépénalisée en France. Elle est aussi dépénalisée aux USA, bien qu’au milieu des années 1980, l’homosexualité reste encore passible d’une peine dans la moitié des États des USA.
Avant 1980, l’homosexualité était considérée comme un trouble mental. La libération des mœurs amène les psychiatres à remettre en cause cette conception. En 1980 ils retirent l’homosexualité du DSM, l’ouvrage de référence des psychiatres américains sur les troubles psychiques.
Mais le SIDA met fin à l’euphorie
Ainsi, un vent d’insouciance souffle sur plusieurs générations qui se sentent entièrement libres de profiter de leurs corps et des plaisirs de la chair. Mais l’ivresse prend fin, ou du moins entame son déclin, un jour de juin 1981 qui marque le début de l’épidémie de sida.
Des médecins de San Francisco et de New York font le constat que nombre de patients homosexuels souffrent d’asthénie ou de perte de poids. Au fil des mois, les malades se multiplient. En première ligne : les homosexuels ayant de nombreux rapports sexuels. La maladie est d’abord appelée « gay cancer », « gay pneumonia » car les cas connus ne concernent alors que des hommes
Des dizaines de milliers de jeunes hommes meurent en l’espace de quelques mois. Si l’on vous disait que vous étiez séropositif, pour beaucoup, cela signifiait que dans un an, vous étiez mort. Parmi les personnes ayant attrapé le virus dans les années 80, seule une sur dix a survécu.
Il n’y avait pas de traitement, l’utilisation de préservatifs était la seule méthode de prévention possible. Ce n’est qu’en 1987 qu’arrive l’AZT, mais ce traitement reste très lourd avec beaucoup d’effets secondaires.

Comment réagit la communauté homosexuelle ?
Un musicien d’un groupe de rock, alors âgé de 25 an, interrogé par le journal Libération dit à propos de cette période:
On n’abordait jamais la question du sida. Personne n’en parlait. On apprenait qu’untel était hospitalisé, qu’il ne venait plus. On ne disait rien. Il y avait un climat pesant sur la contamination, on n’en discutait jamais. Car tout était synonyme de mort.
Comme beaucoup de jeunes n’osaient confier à personne le secret de leur vie sexuelle, cela rendait la maladie et l’agonie encore lus douloureuses et solitaires…
Le cas de Freddie Mercury, leader du groupe de rock Queen, mort en 1991, est un exemple parmi beaucoup d’autres de la dissimulation de cette maladie perçue comme honteuse. Sa séropositivité a été découverte en 1987, mais il annoncera juste avant son décès qu’il était porteur du Sida.
Qu’en disent le public et les politiques?
Les premiers articles des grands médias titraient sur un “cancer gay”, apposant “un côté sulfureux, scandaleux sur la maladie”. Bien que l’on sache que la maladie était sexuellement transmissible et ne touchait pas que les homosexuels, mais aussi les toxicomanes et les femmes, il restait dans l’esprit du public que le sida était un fléau qui ne concernait que les homosexuels.
Il existait une véritable stigmatisation des personnes contractant le sida, étiquetées comme gays. En 1987, Jean-Marie Le Pen avait assimilé les « sidaïques » à « une espèce de lépreux ».
Cette stigmatisation des malades atteints du sida par une majorité de la population amenait les politiques à rester en retrait vis-à-vis de cette épidémie, et à ne pas agir pour aider les malades souvent en situation précaire. Aux USA, l’assurance maladie n’est pas assurée par la sécurité sociale mais par les citoyens eux-mêmes, le coût des soins causés par cette maladie invalidante dépassait souvent de beaucoup les moyens dont disposaient les malades.
John Irving condamne fermement l’attitude de Reagan, alors président des Etats Unis. Il écrit : « Il y a eu son silence, sa passivité, son abandon des malades à leur sort. Il y a eu plus de New-Yorkais morts du sida que d’Américains tués au Viet-Nam !
Devant l’absence d’aide des pouvoirs publics, des associations d’homosexuels basées sur le bénévolat se sont créées pour prendre en charge les frais des malades et pour les accompagner jusqu’à la mort.

C’est dans ce climat que nous allons retrouver les personnages de « Angels in America ».
Tony Kushner
Tony Kushner est un dramaturge américain, new-yorkais, qui a 56 ans aujourd’hui. Il renoue avec la grande tradition dramaturgique américaine : Tennessee Williams, Eugene O’Neill, Arthur Miller. Mais il est également nourri par le théâtre classique européen qu’il connaît parfaitement, pour avoir traduit et adapté aussi bien Goethe, Brecht, Corneille. C’est un auteur atypique, extrêmement prolixe et éclectique. Outre de très nombreuses pièces de théâtre, il est l’auteur de plusieurs essais, de 4 livrets d’opéra, il a écrit des scénarios de plusieurs des films de Steven Spielberg, ainsi que le scénario de la mini-série Angels in America, de Mike Nichols, d’après sa propre pièce.
La pièce
« Angels in America » s’ouvre sur le prêche d’un rabbin, lors de l’enterrement de la grand’mère de Louis. Le rabbin s’enflamme dans l’évocation des familles d’immigrés qui ont fait ce long et périlleux voyage, depuis les villages de la Lituanie et de la Russie, pour arriver aux Etats-Unis, pour faire grandir leurs familles « dans ce pays étrange, dans ce grand creuset, dans ce melting pot où rien ne se mélange. L’Amérique n’existe pas« . Et il conclut : « Cette traversée qu’elle a faite, vous ne pourrez jamais la refaire, parce que les grands voyages comme ça, dans ce monde, ça n’existe plus. Mais chaque jour de votre vie, tous ces kilomètres qui naviguent entre là-bas et ici, vous les traversez. Parce que ce voyage, il est en vous« .
Le premier volet de la pièce a été écrit en 1989, il s’intitule Millenium approaches (Le millénaire approche) et devant son immense retentissement et succès national, Tony Kushner écrit une suite qu’il intitule Perestroïka. Au début, Tony Kushner pensait que cette pièce allait durer 2 heures, mais au fur et à mesure de l’écriture, elle s’est allongée, elle a visiblement eu besoin de bien plus d’espace et de temps, puisqu’ensemble, les deux parties, qui forment un tout, durent 7 heures…
Le titre original complet de la pièce est Angels in America, a gay fantasia on national themes (Des anges en Amérique, une fantaisie gay sur des thèmes nationaux). En effet, le théâtre de Kushner est un théâtre toujours politique qui aborde des sujets ancrés dans son temps, tout en déployant une dimension d’universalité. Les références à l’histoire américaine et à ses valeurs fondatrices sont omniprésentes. Bien au-delà de l’Amérique au temps du sida, Angels in America révèle l’état politique et moral des Etats-Unis des années 80 (l’histoire se déroule en 85). A sa sortie, la pièce fait scandale parce qu’elle parle sans aucun tabou de sexualité, de politique, de sida, de religion, mais aussi d’amour, de vies intérieures, d’anges et de fantômes, mais aussi de pouvoir, d’immigration, de catastrophe écologique et de menace nucléaire, pour ne citer que les plus importants. C’est dire la densité et la puissance du texte. C’est dire aussi son aspect prémonitoire, 15 ans avant les attentats du 11 septembre, 30 ans avant l’arrivée de Donald Trump à la présidence.
Argument et personnages
Parmi les 8 acteurs de la pièce et la vingtaine de rôles qu’ils incarnent, on suit principalement les vies entremêlées de 5 hommes, tous homosexuels, dans une mosaïque d’intrigues. Quatre d’entre eux sont de jeunes trentenaires très différents, très attachants : Prior, Louis, Joe, Belize. Le cinquième, Roy Cohn, plus âgé, a un statut particulier. Dans la pièce, c’est un avocat new-yorkais renommé qui incarne l’Amérique de Reagan, mais aussi l’Amérique de Trump, une Amérique effroyablement paradoxale. En effet, Roy Cohn est à la fois homosexuel et homophobe, juif et antisémite. Il est profondément sexiste, raciste et corrompu jusqu’à la moelle. Il est la figure absolue du mal, il se nourrit de haine, il est en permanence dans la transgression. Or, même s’il est ici un personnage de fiction, Roy Cohn a vraiment existé. Roy Cohn était l’ami du père de Donald Trump et il a été son premier mentor. Jeune avocat, il a été le bras droit du sénateur Mc Carthy dans son hystérique croisade anti-communiste (chasse aux sorcières). Enfin, il a été l’adjoint du procureur qui a envoyé à la chaise électrique le couple Rosenberg, juifs communistes accusés d’espionnage au profit de l’URSS, en juin 1953.






Son universalité
Au fond, l’enjeu de Angels in America, c’est comment lier entre elles des tragédies individuelles, des vies ordinaires marquées par l’homosexualité et le sida, pour en faire une épopée non seulement nationale, mais universelle ? Pour répondre à cet enjeu, Kushner multiplie les symboles, les allégories, les références religieuses, bibliques, culturelles, historiques, mythologiques. Il met en dialogue un très large éventail d’opinions et de personnages qui font figure d’archétypes. Chacun des personnages de la pièce incarne une Amérique à sa façon. Chacun incarne une identité, plutôt du côté des minorités : juifs, noirs, gays, mormons. Et chacun avec son identité fabrique un pays, fabrique une nation. C’est une collection de singularité qui fabrique de l’universel.
Conclusion
Alors que le sida et la mort planent d’une manière omniprésente sur la pièce, elle est pourtant une pièce pour la vie, une ode à la vie. Comme dans la vraie vie, les couples se font et se défont, l’humour est présent en même temps que les drames. Au final, la pièce se termine dans la lumière et l’espoir. Prior, qui est l’élu à la maladie, mais aussi l’élu à la prophétie, termine la pièce sur ces paroles : « Nous n’allons pas disparaître. Nous ne mourrons plus dans un secret honteux. Le monde va sans cesse de l’avant. Nous serons des citoyens à part entière. Le temps est venu. Et maintenant, au revoir. Tous, vous êtes formidables, tous et un par un. Je vous bénis. Et longue vie. Le Grand Œuvre peut commencer« .
Pour aller plus loin :
- Angels in America, mini-série DVD de Mike Nichols, avec Al Pacino, Meryl Streep, Emma Thompson, 2003.
- John Irving, A moi seul bien des personnages, roman, 2012.
- Tim Murphy, L’immeuble Christodora, roman, 2016.
- 120 battements par minute, film de Robin Campillo, 2017.
- France Culture – Entretien avec Arnaud Desplechin, 28′ – Entretien avec Pierre Laville, traducteur de la pièce : « Prior Walter ou des anges en Amérique », 28′
- Dossier pédagogique Canopé n° 327, Pièce démontée, janvier 2020

Roy Cohn (1927-1986)
Célèbre avocat new-yorkais. Anticommunisme et ambition conduisent ce démocrate à devenir l’éminence grise et l’exécuteur des basses œuvres du sénateur républicain, MacCarthy, écartant Bobby Kennedy de ce poste qu’il briguait.
Amateur d’autodafés, ce fils issu d’une famille juive s’acharnera contre les Rosenberg, jouant dans leur procès un rôle aussi trouble que souterrain.
Ses liens avec le jeune héritier, David Shine, seront indirectement la cause de la chute de MacCarthy. Désireux de soustraire son ami à ses obligations militaires, il prétendra l’armée infiltrée par les communistes et poussera MacCarthy à constituer une commission d’enquête, ce qui se révèlera un faux pas fatal.
Après la chute de MacCarthy, Cohn est impliqué dans des affaires douteuses. C’est un avocat aussi talentueux que sans scrupule. On lui intente plusieurs procès (pour pression sur les jurés, chantage, corruption etc.), dont un à la suite d’une enquête lancée contre lui par Bobby Kennedy, devenu ministre de la Justice. Cohn s’en sort chaque fois. Jouant un rôle politique occulte, il aidera à saboter plusieurs campagnes présidentielles démocrates.
Ami de Norman Mailer, d’Andy Warhol, de Frank Sinatra, du chef du FBI, de J. Edgar Hoover, du cardinal Spellman et des présidents Nixon et Reagan, il travaillera aussi pour le milliardaire Donald Trump et pour des parrains de la mafia. Ce qui ne l’empêchera pas d’être couvert de dettes : au moment de sa mort, il devait 7 millions de dollars au fisc.
C’est pour avoir emprunté une grosse somme d’argent à l’une de ses clientes qu’il sera finalement rayé du barreau.
Acharné contre les homosexuels durant le maccarthysme, combattant par la suite les mouvements gays pour les droits civiques, malgré des rumeurs insistantes, Roy Cohn a toujours nié être homosexuel. Officiellement malade d’un cancer du foie, il est mort à l’hôpital en 1986. Quelques semaines auparavant, des journalistes avaient révélé qu’il était soigné à l’AZT.
Son nom figure dans le patchwork géant de Washington, brodé par les organisations gays à la mémoire des morts du SIDA, avec cette inscription : « Roy Cohn, 19274-1986. Lâche, salaud, victime ».
Source : L’Avant-Scène 957 – page 76
Toujours aussi fouillé,cet article donne toutes les clés pour aller voir ce spectacle,merci Jean.
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